Récit GTA par Slim

Un blaireau, voilà ce que tu es, un véritable blaireau.

Non, non, je retire ce que je viens de dire, je vaux encore bien moins que cette image que l’on aime à donner à cet animal pourtant réputé pour son entêtement. Lui aurait flairé le danger, fait demi-tour depuis longtemps. Jamais il ne se serait laissé aller à courir le risque de se retrouver dans une telle posture.  J’ose d’autres adjectifs, cela m’apaise, j’en ai besoin : idiot, imbécile, abruti, nigaud, je trouve que tous me vont. Comment pourrait-il en être autrement ? Il suffit de me regarder : de quoi ai-je l’air suspendu à ce bâton, coincé entre deux arbres faméliques les pieds dans le vide sur une pente proche des 60°, et sur laquelle tout semble vouloir se dérober ? Après tout, si je désire tant être comparé à un animal, pourquoi pas à un âne. Mais à un âne bâté, cela va sans dire. Un âne qui n’en fait qu’à sa tête, à qui les coups de bâton ne parviendront jamais à faire entendre raison.

Ah mais oui, bien sûr. Vous vous demandez ce que je suis en train de vous raconter là ! Comment ai-je bien pu faire pour me retrouver dans une telle posture, pendu à ce bâton ? Et bien… pour tout vous dire, je me le demande encore. Mais le mieux serait peut-être, que je commence par le début.

 

C’est un ami, Jean-Luc Gillet, un passionné de course en montagne, qui sans s’en douter allait faire naître chez moi cette envie aussi soudaine qu’inattendue, de rallier Saint Gaingolph petite commune Franco-suisse au bord du lac Léman, à Nice et sa grande bleue. Jean-Luc avait tenu avant de s’élancer, à me faire partager ainsi qu’à d’autres amis traileurs, son projet lors d’un dîner chez lui à la maison. Aussi émerveillé qu’un enfant venant de se voir offrir son tout premier cartable, il s’était empressé de nous présenter son sac à dos et son maigre contenu qu’il comptait emporter avec lui lors de son périple. Le minimum vital qu’il s’imposait, et qui ne manquerait pas en était-il persuadé, de le mettre à l’abri de toute intempérie. Le tout, sans l’eau, se devait de ne pas dépasser les cinq kilos. Un maximum se justifiait-il, si l’on voulait être en mesure de courir sur le plat et dans les descentes. Puis, d’un index assuré, il s’était alors appliqué sur une carte IGN fièrement dépliée sur la table du salon, à faire cheminer celui-ci d’une petite tâche bleue (le Léman), à une autre bien plus grande que concluait le bas de sa carte. Tout avait été planifié, simulé, chaque étape calibrée, de l’heure du départ à celle d’arrivée, les refuges où il passerait la nuit réservés, rien ne semblait avoir été laissé au hasard.

  • C’est le tracé de la GTA, la Grande Traversée des Alpes, il suit le GR 5 sur près de 600 kilomètres. Je n’aurai qu’à le suivre… Et si tout se passe comme je l’espère, dans dix jours, je pourrai enfin tremper mes pieds dans la Méditerranée.

Dix jours, c’était là la durée qu’il s’autorisait pour couvrir une telle distance, pas un de plus. Malgré la longueur des étapes qu’il s’imposait (près de 60Km/jour), je n’y voyais là rien de prétentieux. Peut-être parce que le connaissant, l’idée même qu’il n’y parvienne pas ne me frôla l’esprit. Mais aussi sans doute, quand j’y repense aujourd’hui, ce soir-là confortablement installé dans un fauteuil, un verre à la main, je me laissais doucereusement enivrer par ce projet au point d’en oublier les difficultés que mon ami ne manquerait pas d’affronter tout au long de son parcours. Exit, ces cols aux dénivelés vertigineux, ces descentes interminables à vous faire regretter de les avoir tant désirées, cette météo, si capricieuse en montagne, qui aime à vous rappeler quand bon lui chante, qu’à tant vouloir chercher à alléger son sac à dos on en vient parfois à regretter d’avoir été si regardant sur le choix de sa tenue. Sans oublier ces sentiers, tortueux, qui après une journée passée à les arpenter, vous rappellent à leur tour combien ces quelques petits centimètres carrés posés à plat sur le sol, demeurent votre bien le plus précieux. Non, ce soir-là je n’avais qu’une hâte : qu’il s’élance au plus vite.

 

Ce n’est que deux étés plus tard, que mon tour arriva. Le projet avait mûri, mon envie restait intacte, seules mes prétentions avaient été légèrement revues à la baisse. Sans doute l’état dans lequel je retrouvais Jean-Luc à son retour n’y était pas étranger, fatigué, pour ne pas dire éreinté. Je pouvais lire sur son visage toute la souffrance qu’il avait endurée durant ces dix jours de courses, à raison de 12 à 14 heures d’efforts quotidiens.  Sur ses conseils, je me laissais convaincre que douze jours de course au lieu de dix, me seraient plus profitables.

 

Je pourrais, à présent que le décor est planté, me laisser aller à vous conter chacune de mes étapes. Mais je crains fort si ce n’est déjà fait, de vous paraitre des plus ennuyeux… Car qu’est-ce une journée pour un traileur ? Arpenter ces sentiers de grandes randonnées (GR), trotter du matin au soir, en veillant à ne jamais quitter des yeux, ces deux petits traits de peinture rouge et blanc tel un fil d’Ariane, qu’un petit Poucet bienveillant a pris soin pour vous, de peindre sur de gros cailloux le long de votre parcours. Mais il arrive parfois, que ce fil vient à se rompre.

 

Pourtant, tout paraissait avoir bien commencé ce matin du 5 juillet. J’avais pris soin de ne pas faire de bruit en refermant derrière moi la porte du refuge, le dernier où je passais la nuit. Dehors, l’aube attendait, je regardai ma montre, l’aurore n’allait plus tarder. Je rangeai ma frontale non sans poser un dernier halo de lumière sur ma carte avant que je ne la glisse dans mon sac. Bien que très longue, cette dernière étape ne me paraissait pas présenter de réelles difficultés, si ce n’est sa longueur, plus de 60 kilomètres, et dont le dénivelé négatif allait pour la première fois l’emporter sur le positif.

Hormis deux cols à franchir en début de parcours, le reste n’était que descente jusqu’à la mer. Je me laissais gagner par une douce euphorie à l’idée que dans quelques heures, je clôturerai cette aventure par un inoubliable plongeon dans la grande bleue.

Il ne me fallut guère plus de deux petites heures pour atteindre le premier col (le Caire Gros), et découvrir s’ouvrant à moi, large et majestueuse, une vallée verdoyante et forestière, la Vésubie.  Cette vallée, que j’allais emprunter pour la toute première fois, ne ressemblait en rien à ce que j’avais traversé jusque là, tant le vert l’emportait sur le minéral.

Je repris ma course, et finis par aboutir à un embranchement où je croisai sur ma droite un sentier marqué d’un rectangle jaune, alors que le mien visiblement, semblait descendre le long d’un pierrier droit devant moi. Je poursuivis ma route sans l’once d’une hésitation, mais, après de longues minutes passées à le chercher, je dus reconnaître qu’il n’en était rien. N’y trouvant là pas la moindre trace, ni le moindre signe m’invitant à poursuivre dans cette direction, par prudence, je revins sur mes pas afin de me repositionner à l’endroit même où j’avais aperçu pour la dernière fois, mes deux traits de couleur. J’inspectai de nouveau les alentours à la recherche du moindre indice aussi minime fut-il, sans parvenir à me retenir de fleurir mon langage de quelques mots bien choisis à l’encontre de ce petit Poucet coupable d’un tel relâchement.

Dépité, je me décidai à sortir ma carte de mon sac, une pâle photocopie imprimée au format A4, et qui ne couvrait que la seule zone sur laquelle j’étais censé évoluer. Car tout le tracé de mon parcours depuis mon départ, se résumait en une vingtaine de feuilles A4, sur lesquelles j’avais pris soin de surligner d’un trait rouge le tracé de la GTA.   Bien que loin d’être à l’échelle tant je l’avais réduite, je pouvais malgré tout remarquer que le GR descendait bel et bien le long de ce pierrier en direction du Sud. Je ne saurais vous dire aujourd’hui encore en écrivant ces lignes, ce qui influença ma décision. Peut-être que j’estimais avoir déjà perdu assez de temps comme cela, que redescendre à nouveau dans ce pierrier n’y changerait rien, que le temps passé à profiter de la plage s’envolait… Je me convainquis qu’il me serait sans doute plus judicieux de poursuivre ma route sur cet autre chemin balisé d’un trait jaune, qui lui aussi semblait filer tout droit dans la vallée, persuadé une fois en bas que je retrouverais mon GR quoi qu’il en soit.   Et me voilà de nouveau trottinant sur un chemin que je sais pertinemment ne pas être le bon. Mais qu’importe, la mer est en bas et tant que je descends, je ne peux que m’en approcher…   Après un bon quart d’heure de course, voilà que mon sentier se décide à obliquer sur la droite, fortement, bien trop à l’ouest. Je me dis qu’il serait peut-être sage que je le quitte, mais aucun autre chemin ne s’offre à moi. Regrettant déjà mon choix, je finis tout de même par apercevoir un peu en contrebas un bâtiment, une bergerie en apparence, où là, les chemins ne manqueront pas. Mais ce que je prends pour une bergerie n’est qu’une grange délabrée, et de chemins, j’ai beau chercher, je n’en trouve pas. L’herbe, si haute autour de la bâtisse, laisse à penser que personne depuis bien longtemps n’est passé par ici. Je me dis qu’au fond les sentiers sont comme les hommes : ils meurent aussi. Peu à peu ils s’encombrent, se comblent, se laissent manger par les herbes, puis disparaissent. Dans la plus totale incertitude, j’envisage de revenir en arrière, de retourner à mes premières hésitations, mais plus de vingt minutes se sont écoulées, il m’en faudrait plus du double pour tout remonter. Je renonce. Pourtant, je sais qu’il serait plus sage de rebrousser chemin que de persister dans le doute.  J’entrevois finalement l’ébauche d’un sentier. Ce dernier traverse un pierrier sur sa largeur, et mène à une forêt. Je me rends compte une fois dessus, que ce n’est qu’une simple piste, à peine assez large pour laisser passer un homme, une sorte de sentier pour animaux sauvages. De nombreuses pierres semblaient n’attendre que mon passage pour se laisser à rouler en contrebas à chacun de mes pas. La forêt est dense et fort pentue, les arbres guère épais, à se demander comment ils peuvent  rester accrochés à de telles pentes sans tomber. Je ne peux à ce moment m’empêcher de me dire : qui donc serait assez fou pour venir se risquer à randonner dans un tel endroit ? Je regarde mon altimètre : celui-ci affiche 1750 mètres. Je ressors ma carte, les premières habitations se situent au alentour des 800 mètres. Il me faut descendre, encore et encore, je n’ai guère d’autres choix, il n’y a plus à hésiter : sentier ou pas ? Ce sera tout droit.

Et c’est tête baissée que je m’élance face à cette pente, aussitôt rappelé à l’ordre par une chute, sans conséquence. La pente est forte, si forte, que je n’ai d’autres choix que de m’agripper aux arbres, enfin, à de petits arbustes en peine de croissance, si je ne veux pas prendre le risque de basculer tête la première en avant. Les pauvres, moi qui me suis toujours prétendu respectueux de Dame Nature, voilà que je les déracine par dizaines en tentant désespérément de m’y retenir, je culpabilise, pas longtemps, il me faut rester concentré.  Je dois me rendre à l’évidence, cesser de faire comme si tout cela me paraissait normal, et regarder ne serait-ce un instant les choses en face : tu t’es fourré dans une sacrée galère mon ami, une bien belle galère. Mais il est un peu tard pour se plaindre…

Soudain, la forêt s’arrête, net, comme par magie, pour laisser place à un autre pierrier, bien plus pentu encore que ne l’était le précédent. Cette fois, je ne me pose guère de questions,  prends mon élan, et pars à l’assaut de celui-ci. Pris par ma vitesse, me voilà me déplaçant tel sur un tapis roulant, ce n’est qu’une plaque, non pas de neige, mais de cailloux qui sous mon poids m’entraîne avec elle. Je me laisse descendre, me rééquilibre à l’aide de mes bâtons, et retrouve une fois en bas, de nouveau la forêt.

La pente me paraît plus douce, je découvre de nombreuses traces d’animaux, je me risque à suivre l’une d’elles, mais elle disparaît très vite dans une épaisse broussaille, des sangliers très certainement ? Je continue ma progression toujours à l’aveuglette, m’en voulant d’avoir refusé, le jour où mon ami Jonas me le proposait, d’entrer dans ma montre GPS les coordonnées de mon parcours.

  • Eh ! Jonas, c’est sur un GR que je vais. Je n’ai pas prévu d’aller randonner en brousse. Si je ne suis pas capable de suivre deux traits de couleurs, autant rester à la maison …

Je peste, rien qu’en y repensant. Il m’aurait été pourtant si facile de me repositionner.

Je regarde à nouveau ma montre, 1580 mètres, je n’avance pas, et cela va bientôt faire une heure que j’erre dans cette foutue végétation sans apercevoir le moindre sentier, ni le moindre animal. Je poursuis ma progression, difficilement. À nouveau, la pente se raidit soudainement, fortement. J’hésite à poursuivre dans cette direction, tente une incursion sur ma gauche, vainement, à ma droite, ce n’est guère mieux. Je ne vois d’autres issues que de tenter de désescalader cette barre que je pourrais dire rocheuse si elle n’était pas si friable. J’amorce ma descente aussi prudemment que possible, le corps plaqué à la paroi tel un lézard. L’odeur âcre de la terre s’invite à mes narines, je n’ai qu’à tendre la langue pour la goûter. Mes mains, de leur côté, cherchent à tâtons la moindre anfractuosité pour s’y glisser, tandis que mes pieds, à grands coups, s’échinent à creuser de petites cavités pour s’y reposer. Mes bâtons m’encombrent plus qu’ils ne me servent, il me faudrait les ranger, j’hésite, pas longtemps, voilà que la roche sous mes pieds se dérobe.

Entraîné, j’emporte tout sur mon passage, j’ouvre les bras en grand, très grand, et tente désespérément de me rattraper à quelque chose, n’importe quoi qui pourrait ralentir ma chute, mais tout va si vite, rien ne tient sur cette roche friable. Cela n’a duré que le temps d’un battement de cil, et pourtant que ce fut long ! Un de mes bâtons, en se brisant, est venu je ne saurais dire comment, se coincer entre deux arbrisseaux, et a visiblement permis denrayer ma chute.

Cette fois, c’en est trop, vraiment trop, je craque, fulmine contre moi-même, m’invective : «mais à quoi tu joues Slim, tu peux me le dire ? À te faire peur ? C’est cela que tu cherches, hein, dis-moi ? Tu sais qu’il existe un tas d’endroit pour ça… pour des gens comme toi visiblement en manque d’adrénaline. Cela ne te dirait pas d’aller faire un saut à l’élastique ? De te jeter d’une falaise avec un minuscule parachute à la main ? Tu devrais y penser mon gars, je suis sûr que cela te détendrait… »

De l’entendre me le dire m’apaise. J’essaie de me ressaisir, de reprendre mes esprits, fais un rapide bilan de ma chute. Quelques égratignures, un short et un maillot en lambeaux, un bâton cassé et un autre au-dessus de ma tête, qui me nargue, le bougre, il sait que je ne pourrai venir le récupérer. Je reprends mon exploration délestée de mes bâtons, la végétation se fait à nouveau dense, cela me rassure, tout comme le bruit que j’entends tout proche, que je reconnais provenir d’un ruisseau.  Celui-ci n’est pas large, le débit est faible, ce n’est qu’un petit torrent de montagne, envahi par une végétation luxuriante et encombrante, et de nombreux arbres morts. Comme tous les cours d’eau, petits ou grands, je sais qu’il finira par déboucher quelque part. Je reprends espoir, et ne le quitte plus des yeux.  Ma progression est délicate, voire impossible par endroit, tellement ce torrent est encombré, que je n’ai d’autres choix par moment, de m’en écarter durant de longues minutes avant de le retrouver à nouveau.  Ce dernier finit par rencontrer un autre cours d’eau, ils ne forment qu’un à présent, plus large, au lit plus creusé dans lequel reposent d’énormes rochers formant de grosses marches ce qui facilite ma progression. Moi qui jusque-là étais réticent à mouiller mes chaussures, me voilà à gambader dans son lit, de l’eau jusqu’aux chevilles. Je jette un rapide coup d’œil à ma montre : 1020 mètres, la sortie ne devrait plus être très loin. Plus je descends, plus je me rends compte que ce qui était au départ un simple petit cours d’eau de montagne, s’est transformé en une gorge étroite traversée de ressauts rocheux de plus en plus abrupts, au bas desquels reposent des vasques remplies d’eau. Je crois que c’est à cet instant que je compris que je m’engageais dans ce qui ressemblait fort à un canyon.  Ce couloir étroit m’invitait à poursuivre ma route, alors qu’une petite voix au plus profond de moi, me disait de ne rien en faire. J’hésitai, partagé, continuer ou retrouver la forêt, mais autour de moi déjà se dressaient de hautes parois rocheuses, empêchant toute retraite.

Comme l’avait pressenti la petite voix, la première difficulté ne tarda pas à se présenter. Une chute de deux fois ma taille, barrait ma route en se déversant en cascade dans un petit bassin dont je ne parvenais pas à estimer la profondeur. J’étudiai la possibilité de sauter, comme celle de me briser les jambes. Et cette petite voix, encore : « qu’est-ce que je t’avais dit ? Tu vois, tu n’en fais qu’à ta tête. T’es-tu demandé une seule seconde, ce qui t’arriverait si tu venais à te blesser dans un endroit pareil ? Et aux autres, tu y as pensé ? À tes proches, ta famille, à tous ceux qui t’aiment? Du mal que tu leur ferais si jamais tu venais à y rester. Pas le moins du monde bien sûr ? Serais tu donc à ce point égoïste pour ne pas y avoir pensé ? »  Je sentis venir les larmes dans mes yeux, mais aucune ne roula. Je les refoulai non sans efforts, les absorbai, jusqu’à ce que mes yeux furent secs. Ce n’était pas le moment de craquer. Je finis par me décider à sortir de son sac étanche mon téléphone portable, et l’allumai. S’il ne captait pas le moindre réseau, peut-être permettrait-il de me  localiser, si jamais je venais à …, mais me refusais à l’envisager. J’avais remonté les genoux bien haut, juste assez pour ne pas toucher le fond du bassin. L’eau me parut bien moins froide que je ne le redoutais. Il me fallut nager quelques mètres avant d’atteindre l’obstacle suivant, et de me laisser glisser sur un petit toboggan naturel, les pieds en avant. J’enchaînai ainsi durant un bon quart heure, toute une série d’obstacles que je trouvai malgré ma situation, agréables à franchir.   Mais cela ne dura pas aussi longtemps que je l’aurais souhaité. Une chute, plus haute que toutes celles que je venais de franchir, s’offrait de nouveau à moi, déversant une fine colonne d’eau dans une vasque étroite. Sauter d’une telle hauteur dans un si petit bassin sans en connaitre la profondeur, c’était prendre le risque de se briser les membres à coup sûr. J’estimai alors, d’un rapide coup d’œil circulaire, que la seule échappatoire qui s’offrait à moi, était de parvenir à escalader l’une des parois hautes d’une dizaine de mètres qui me retenait prisonnier, j’étais dans une impasse, pris dans une souricière. Mon regard s’arrêta un instant sur un étrange objet métallique vissé contre cette même paroi, et que je reconnus comme étant une plaquette, (morceau de métal permettant d’y fixer une corde). Cet indice m’inquiéta tout autant qu’il me rassura. Ainsi, ce canyon avait déjà été emprunté, voire équipé, mais il confirmait aussi, que mes prédécesseurs n’avaient sans doute pas voulut tenter le diable en se jetant d’une telle hauteur, préférant à l’évidence, se laisser descendre le long d’une corde passée dans cet anneau métallique. Sauter, c’était inévitablement courir le risque de se rompre les os, et revenir en arrière m’était à présent impossible. Malgré ce peu de choix,  je me dis que je pourrais peut-être essayer de réduire la hauteur de mon saut de quelques mètres en essayant de descendre le long de la paroi. Celle-ci visiblement offrait quelques reliefs par endroits, suffisants pensais-je pour y poser un pied, et me risquer alors, à me laisser chuter de bien moins haut. L’idée me parut bonne, sans doute parce qu’elle était la seule.   Pourtant, dans mon for intérieur je savais que je prenais là un risque énorme, mais cela m’importait peu, je me sentais gagné par une étrange sérénité, quelque chose de nouveau, que je n’avais jamais encore ressenti jusque là, au point de me troubler. Sans doute avais-je eu suffisamment mon lot d’émotions pour aujourd’hui, et qu’une galère de plus ou de moins ne changerait rien à mon désarroi.

Et c’est pour le moins détendu, que j’entamai cette descente forcée. Mes mains, chacune à leur tour se mirent à explorer la roche à la recherche de la moindre aspérité, de la plus petite faille, sur lesquelles mes doigts se poseraient pour prendre appui. Quant à mes pieds, ils s’essayèrent eux aussi à la manœuvre, mais la semelle épaisse de mes chaussures de trail m’empêchait de sentir la moindre irrégularité, ce qui ne me laissait d’autres choix, que de m’en remettre à leur seule accroche. Au prix d’un effort démentiel, je parvins à gagner quelques centimètres, non sans sentir mes bras se raidir sous le poids de mon corps. Mes jambes n’étaient pas en reste, comme tous mes autres muscles mis à contribution, pour que je puisse me maintenir plaqué à la paroi.  Malgré toute ma volonté, je sentais que je ne pourrais garder la position plus longtemps, et c’est toutes griffes dehors que je glissai le long de la paroi pour me retrouver couché sur le dos dans la vasque, telle une tortue retournée. Secoué, mais entier, je me relevai hagard, je regardai mes ongles : une manucure n’aurait pas fait mieux.

 

D’autres chutes, d’autres sauts, il y en eu encore, jusqu’à ce que enfin, je finisse par apercevoir sortie de nulle part, surplombant cette gorge étroite, une passerelle métallique.  Je repris espoir, apercevant enfin les premières traces de civilisation. Je ne saurais vous décrire l’état d’exaltation qui me parcourut lorsque je posai le pied sur cet objet rongé par la rouille.  Je crus rire, mais des larmes sales coulaient le long de mes joues. Je riais et pleurais à la fois… j’étais heureux, tout simplement heureux de m’en être sorti.

 

Midi n’allait pas tarder à se faire entendre quand je fis mon entrée dans le petit village de Sainte-Marie, situé à proximité de la commune de Glans. J’y trouvai là, attelés à restaurer un mur en pierre de taille sur la petite place du village, deux ouvriers le torse nu, la peau tannée par le soleil, qui me tournaient le dos.

  • Excusez-moi ! Vous pourriez me dire où je me trouve ? Surpris sans doute de s’entendre poser une question aussi saugrenue, tous deux se retournèrent, et je ne manquai pas de lire dans leurs regards, tout l’étonnement que ma présence suscitait. Je n’avais prêté aucune attention à ma tenue vestimentaire, et je compris en me regardant, que les haillons que je portais à présent, ne pouvaient que susciter la curiosité. «Je me suis perdu là haut dans la montagne » dis-je, tendant le bras dans la direction où j’avais dû, durant presque trois heures, batailler ferme pour en sortir, comme pour mieux justifier l’état dans lequel je me trouvais.

Je voulus leur montrer ma carte afin qu’ils m’aident à me situer, mais ce que je retirai de la poche latérale de mon sac à dos, n’était qu’une bouillie de papier.  « Y aurait-il un chemin qui part d’ici, et me permettrait de rejoindre le GR 5 ? » Mais la seule réponse qu’ils m’adressèrent, fut cette interrogation : « vous n’êtes pas blessé ? »  Je fis mine d’essuyer d’un revers de la main les traces de sang séché qui couvraient par endroits mes bras et le haut de mes jambes. « Ce ne sont que des égratignures. J’ai un peu rayé la carrosserie, mais tout va bien ».

  • « On n’est pas d’ici, on est là pour la journée, le temps du chantier. Vous devriez demander à la petite vieille qui habite cette maison là, en face », me dirent ils en désignant celle-ci d’un geste de la tête. « Elle pourra certainement vous renseigner ».

C’est à une douce petite vieille dame, avec des cheveux blancs, des mains tremblantes, mais dont le regard demeurait jeune et vivant, que je m’adressai.  « La mémoire de ce petit hameau sans doute », pensai-je. La vieille dame me considéra de la tête au pied avec une curiosité mal dissimulée, et finit par me demander : « Mais d’où sortez-vous comme ça mon garçon ? »

  • « De là haut, de la forêt », répondis-je, désignant à nouveau l’endroit par lequel je pensais être descendu. «Je me suis un peu égaré pour ne rien vous cacher. J’ai longé un cours d’eau qui m’a conduit à un endroit où se trouvent plusieurs passerelles qui enjambent une gorge étroite et profonde. De là, j’ai pu trouver le début d’un sentier qui m’a amené ici, à ce village ».
  • C’est le sentier de Marie ! mais il s’arrête aux passerelles, il ne monte pas plus haut ?
  • Ah ça, je peux vous le confirmer. Et là, sans que je m’y attende le moins du monde, la voilà qui se met à me sermonner.
  • Ah mais ce n’est pas vrai. Il n’y a donc pas assez de chemins comme cela pour se promener ? Il n’y a aucune raison de se perdre si l’on reste sur les sentiers, tout de même. Il ne faut jamais en sortir, c’est dangereux mon enfant, même les chasseurs ici, font très attention. Vous pensez que ce qui est arrivé à ce pauvre anglais ça ne nous travaille pas assez comme cela, pour que vous vous y mettiez vous aussi ? J’eus droit là, à la plus inattendue et impromptue des réprimandes, je l’acceptai sans broncher, ravalant ma salive et par la même occasion ma fierté. Peut-être que ma perplexité finit par se lire sur mon visage. La vieille dame se radoucit, et redevint aussi douce qu’elle l’avait été lorsqu’elle m’ouvrit sa porte. Oui ben… ce n’est pas très intelligent ce que vous avez fait là. Vous avez vu l’état dans lequel vous vous êtes mis ? Asseyez-vous, je dois bien avoir de quoi désinfecter vos plaies.  Et pendant qu’elle s’appliquait à soigner mes écorchures sans montrer le moindre signe de tremblement, je ne pus résister à l’envie d’en savoir un peu plus sur cet Anglais.   L’Anglais ? Il venait de s’installer pas très loin d’ici, un matin il est parti faire un tour en montagne, sans doute là haut, comme vous. Mais on attend toujours qu’il redescende. Cela va faire un an que l’on est sans nouvelles de lui. Il arrive encore parfois que des membres de sa famille viennent d’Angleterre explorer les environs à sa recherche. Mais ils ne le trouveront plus, il a dû tomber dans un trou, mangé par les animaux.  Je sentis à cette allusion que mon visage trahissait mon émotion, j’étais peut-être passé tout près de lui, ou de ce qu’il en restait.

Je ne manquai pas de la remercier pour sa délicate attention, elle me confirma que je n’étais qu’à une cinquantaine de kilomètres de Nice, soit à une heure environ en voiture.

  • Et à pieds, vous avez une idée ? mais je regrettais un peu tard, ce que je venais de dire, que déjà son regard perçant accrochait le mien, comme pour mieux me signifier : « Vous ne pensez pas que vous en avez assez fait pour aujourd’hui ».

Finalement, ce sont les deux maçons que j’avais rencontrés lors de mon entrée au village qui me proposèrent de descendre avec eux dans leur camionnette jusqu’au prochain village à une douzaine de kilomètres en aval de Sainte Marie, où ils avaient prévu de prendre leur déjeuner. Et d’où, me l’assuraient-ils, j’aurais plus de chance de croiser des automobilistes se rendant sur Nice.  Je m’installai à la sortie d’un rond point, et y tendis le bras, pouce relevé, saluant au passage allongés sur un muret en pierre sèches à l’ombre d’un énorme châtaignier deux jeunes garçons, visiblement très occupés à pianoter sur leurs écrans de téléphones portables. Tous deux me dévisagèrent, conscient à présent de l’effet que je ne manquais pas de produire, ils me répondirent d’un petit signe de la tête, intrigués par celui qui venait de se planter là devant eux.   Ils ne furent pas longs à engager la conversation.

  • Pardon m’sieur, vous cherchez à aller où ?
  • A me rapprocher du GR 5.
  • Du quoi ?
  • D’un sentier de randonnée.
  • Y en a des sentiers ici, plein partout. Ce n’est pas ce qui manque…
  • Oui, mais j’en cherche un qui me rapprocherait de Nice.
  • Et m’sieur, reprit son copain, on peut vous demandez d’où vous venez comme ça ? Parce qu’avec votre tenue, j’suis pas sûr que l’on va se battre pour vous prendre en stop. En tous cas moi perso, j’vous prendrais pas. Tous deux parurent oublier un instant leurs téléphones portables. Je me rapprochai d’eux.
  • Je crois que tu as raison, il faudrait mieux que je me change. Je commençai par retirer mes chaussures ainsi que mes « booster », ces hautes chaussettes de contention.
  • ça sert à quoi m’sieur, ces machins là ? Ces espèces de bas ? Je vois plein de gens courir avec des trucs comme ça qui montent jusqu’aux genoux ?
  • Ce sont des manchons de contentions, c’est censé favoriser le retour veineux, mais cela a aussi un effet anti-vibration sur les muscles de la course. Mais pour moi, ça n’a d’efficacité que pour de très longues distances. A sa mine je compris qu’il n’avait rien compris à mes explications, et se contenta d’un ha ouais, comme pour me justifier du contraire. Je retirai mon maillot et le remplaçai par un autre, le seul que j’avais de rechange. Et là, ça a plus de gueule ?
  • C’est déjà mieux, mais il faudrait que vous changiez aussi votre short et vos chaussures m’sieur, elles sont toutes déchirées.
  • La, ça risque d’être plus compliqué, je n’en ai pas d’autres, juste une paire de tong que je chaussai aussitôt.

 

Je fini par leur raconter mon périple, de mon départ à mon arrivée ici à ce rond point. J’avais devant moi à présent de tout petits enfants absorbés par ce que je leur racontais, deux gamins auxquels j’aurais pu dire une fois le livre refermé : « il est temps maintenant d’aller se mettre au lit ». Mais eus droit en retour  à cette magnifique réplique:

  • Mais vous êtes un grand malade m’sieur! Ils n’avaient peut-être pas tort après tout, et ne pus me retenir d’en rire. Vous savez qu’il y a un Anglais qui s’est perdu dans ces montagnes pas loin d’ici, et qu’on le recherche encore.
  • J’en ai entendu parler.
  • Vous l’avez p’être croisé ?
  • Je me le suis dit.
  • Vous avez déjà vu ces émissions de télévision, où des gars sont lâchés dans des endroits de ouf, et doivent se débrouiller par leurs propres moyens pour rentrer. Ça devrait vous convenir ? se crût d’enchainer son camarade.
  • Sans façon. Je laisse ça à d’autres.
  • On attend un copain, qui ne devrait pas tarder, on le récupère et on descend ensuite pas très loin de Nice, on peut vous pousser un bout si vous voulez. Après dix bonnes minutes à s’échanger des textos, je compris que leur ami ne viendrait pas, et c’est tous les trois, que nous prîmes la route.

Ces deux jeunes forts sympathiques, sans doute par compassion, allèrent jusqu’à faire un petit crochet afin de me rapprocher au plus près du GR5, à proximité de la commune de Touret-Levant, située à une quinzaine de kilomètres environ de Nice et de sa plage. Je les en remerciai chaleureusement. Mais jusqu’à la toute dernière minute, ces deux drôles d’oiseaux n’auront pas manqué de me faire rire.

  • Et m’sieur, on peut faire un selfie avec vous. Parce que si on raconte votre histoire à nos copains, ils ne nous croiront jamais. Je me prêtai au jeu. J’eus bien du mal à me reconnaitre posant entre eux deux sur cet écran de téléphone portable. Pas rasé, mal peigné, les traits tirés, je me dis en me regardant, que j’aurais sans doute hésité moi aussi, à prendre pareil autostoppeur.

Les derniers kilomètres du GR5 furent très urbains, sans intérêt, je foulai la plage en fin d’après midi, déçu, moi qui tant rêvais de m’allonger sur du sable fin, je me rendais compte à présent, que celle-ci n’était que de galets.  Je me glissai sous l’une de ces douches réservées aux baigneurs, changeai mon short contre un léger pantalon de toile, et jetai tout ce que j’avais porté sur moi durant mon parcours dans la poubelle la plus proche. La GTA n’était que souvenir.

 

Je longe la plage les pieds dans l’eau, je n’ai pas très envie de m’y jeter, moi qui en avais pourtant tant rêvé… Un enfant jette des galets dans l’eau, je le regarde, il me sourit, m’approche, fais ricocher devant lui un de ces cailloux, le petit bonhomme tape dans ses mains.

–     Encore, Encore…

Sa mère nous regarde. Laisse faire.

  • Encore, encore…

Et dire que j’ai failli me priver d’aussi merveilleux instants.

  • Encore, encore…

Slim Merzougui                                                            Le 07 Août 2017

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